Au moment de la reddition de la ville d'Anvers et de la prise du port par les troupes allemandes
le 9 octobre 1914, plusieurs milliers de Belges, soldats et civils réfugiés,
avaient déjà gagné la France, la Hollande et l'Angleterre où ils furent aidés par de nombreux comités
de secours et œuvres de bienfaisance. Beaucoup parmi ceux-ci trouvèrent également du travail dans ces
pays d'accueil et notamment en Angleterre, dans les différentes usines qui à ce moment manquaient
crucialement de main d'œuvre. Bien évidemment, ces populations ont inévitablement créé de nombreux problèmes
d'intégration ne fut-ce que par les divergences de mentalités, de langues et de coutumes.
Il a fallu cependant toute une année avant que ne prenne forme l'idée de la création d'une usine à
Birtley-Elisabethville. Du côté du Gouvernement belge en exil, ce n'est qu'en septembre 1915
qu'un contrat fut signé avec les industriels belges, précisant les modalités de cette création ainsi que
nous l'apprend le rapport de Cl. van Dijck confirmé par celui de Doreye-Forgeur (voir: Origine
du projet). Ces rapports illustrent bien à quel point la mise sur pied du projet et les modalités
d'équipement de l'usine furent laborieux. Au moment de la signature des Conventions entre les gouvernements
et avec la future direction de l'usine en février 1916, les problèmes étaient loin
d'être résolus puisqu'il fallut faire précéder cette Convention d'un "Exposé" reprenant l'état de la situation.
Les premiers arrivés sur le site durent affronter des conditions de vie peu confortable :
...Il faut entendre parler les premiers arrivés des "temps bourbeux"... Et le sol encore humide, quoique soigneusement drainé, témoigne en faveur des hommes enlisés, des bottes abandonnées au milieu de la route, des chutes avec leurs pittoresques empreintes de terre glaise!... Et, continuent-ils, au milieu de toute cette humidité, pas la goutte d'eau pour se rafraîchir... et nos inoubliables soirées donc, à la lueur d'une chandelle dans nos huttes disjointes, à la merci des pluies et des vents...
Mais cette vie, si dure soit-elle, n'est en rien comparable à celle du front qu'ils viennent
d'endurer. Beaucoup parmi eux sont des rescapés de la guerre, meurtris, blessés, convalescents
que le sentiment patriotique exacerbé pousse à se surpasser et qui enfin peuvent reprendre une activité
utile et constructrice.
Les archives de cette époque nous précisent qu'à partir du mois de février 1916 s'établit une relation
très étroite entre le directeur général pressenti, l'ingénieur civil Hubert Debauche,
et le bureau central des Etablissements d'Artillerie établi au Havre et dirigé par l'ingénieur en chef
d'Artillerie, le capitaine commandant Gaston BLAISE, qui assumera la fonction d'Officier
de liaison privilégié entre le Ministère de la guerre et la N.P.F. jusqu'à la fin de 1917. Cela cela avait
en effet été prévu dans la convention liant Hubert Debauche au Gouvernement Belge.
A ses côtés se trouvent également les ingénieurs Dupont et Quintin,
également officiers d'Artillerie.
En mars 1916, l'usine n'est pas encore fonctionnelle. Dans son rapport au Gouvernement belge datant du 17 avril, Hubert Debauche rapporte qu'il s'est installé définitivement à Birtley depuis le 13, mais que l'installation de l'équipement industriel est loin d'être achevée:
...La mise en marche des usines qui devait avoir lieu le 15 courant n'a pas pu se faire parce que l'usine n'est pas prête. Je vous adresserai fin du mois un état d'avancement des travaux en même temps qu'un rapport sur la mise en marche si elle a lieu. En attendant vous trouverez ci-après quelques détails concernant l'état d'avancement de l'usine pour le parachèvement des 5 pouces.
L'usinage de ces shrapnels comprend 18 opérations pour lesquelles 151 machines sont prévues: il y a seulement 108 machines montées! Les presses pour placer les ceintures ne sont pas montées; mais elles sont arrivées! Les machines pour les opérations No 8, 10, 11 et 17 manquent partiellement. Les machines pour les opérations 9, 14, 16, et 18 manquent totalement. Aucune machine outil n'est pourvue de son outillage ni de ses calibres, mais on me dit que tout est prêt!L'usine pour le parachèvement des obus de 6 pouces est beaucoup moins avancée encore. En résumé, le Major MORGANS m'assure que nous pourrons mettre en marche le 25 courant pour les 5 pouces et le 10 mai pour les 6 pouces.
... je vous demande d'accélérer l'arrivée du personnel parce que je désire être prêt à entamer la fabrication avant l'achèvement de l'usine. Pour gouverne, de tout le personnel que je vous ai demandé jusqu'aujourd'hui, il n'est arrivé que DOPAGNE et le Sergent DEMARBAIS avec ses 3 hommes et puis 26 hommes dirigés par le sergent REMY...
Je ne puis donc que vous recommander de presser par tous les moyens possibles l'envoi du personnel signalé dans mon télégramme du 4 ct. précité (4 avril 1916) , car il serait extrêmement désagréable pour nous de ne pouvoir mettre en marche à cause du manque de main-d'œuvre.
Mais les choses n'avancent pas vite. En attendant, 40 ouvriers se forment dans les usines Armstrong qui fournissent le matériel. En effet, le 7 mai 1916, il écrit :
... Par ma lettre du 29 avril adressée à Monsieur le Ministre de la guerre, je vous informais que 40 de nos ouvriers travaillaient pour le compte d'Armstrong et aidaient au montage des outillages des tours. A partir du 1er mai, ces ouvriers ont commencé, toujours pour le compte d'Armstrong, à effectuer les premières opérations de l'usinage des shrapnels de 5'' et des obus de 6'', dans le but de s'assurer que les machines et leur outillage étaient bien au point.
Les projectiles forgés viennent des usines Armstrong. Il en est de même des outils pour tours, attendu que notre atelier d'outillage n'est même pas commencé..
A ce moment, l'effectif de l'usine est encore très réduit car il signale dans la marge de son rapport : "Nous avons en ce moment ici environ 370 personnes dont 200 hommes de métier et 170 manœuvres et nous attendons mercredi et samedi prochain 50 manœuvres nouveaux arrivant de l'école de Loughborough." Le 15 août 1916, si l'effectif commence à arriver, la situation est loin d'être optimale, notamment dans la fabrication d'obus de 8 pouces qui semblent manquer. Dans sa lettre au Ministre Charles de Broqueville, Hubert Debauche fait apparaître assez clairement ses inquiétudes quant'à la poursuite du projet. Il signale en effet:
... "En ce moment, il y a 1.790 hommes mobilisés dans les usines soient 439 ouvriers de métier retirés de l'armée et des ateliers du Hâvre, 381 élèves venus de Moisson, 970 civils et soldats réformés engagés en Angleterre."
Les hommes sont, pour les 5/6 occupés aux travaux des obus de 5 et de 6 pouces et pour 1/6e aux travaux des obus de 8 pouces. Les outils arrivent en assez bon nombre et l'on pourrait occuper beaucoup plus d'hommes dans les 8 pouces. Je me permets donc de vous demander de bien vouloir activer par tous les moyens possibles l'envoi rapide de tous les hommes de métiers indiqués à l'encre rouge dans la 4ème colonne du tableau n°4 de ma lettre du 1er août, c'est à dire :
Tourneurs 319 Fraiseurs 8 Raboteur 1 Mortaiseurs 3 Ajusteurs et Monteurs 128 Corroyeurs 10 Forgerons 2 Rectifieurs 11 Affûteurs 8 Trempeurs 7 Traveurs 4 Chauffeur au four 20 Machinistes aux presses 29 Ouvriers aux presses 25
TOTAL : 575 ouvriers de métiers à retirer de l'armée de campagne et parallèlement si possible les 219 aides tourneurs de Moisson qu'il me faudrait encore.
Je pense que nous devons prendre très au sérieux l'éventualité signalée à titre confidentiel par le Major MORGANS car j'ai de bonnes raisons de croire que Mrs Armstrong, Withworth and Co Limited n'ont pas perdu l'espoir de reprendre les usines de Birtley.
Je serais très heureux de recevoir par retour du courrier l'assurance que vous pourrez donner satisfaction très rapidement au Major Morgans dont les sympathies nous sont acquises car il serait extêmement regettable que le travail énorme dépensé ici l'ait été en pure perte.
Il semble cependant que ces propos teintés de pessimisme ne le soient qu'en vertu d'une manœuvre d'ordre politique car, le lendemain, 16 août 1916, dans un rapport au Commandant Blaise au Hâvre, il donne plus de détails sur les débuts de la production :
... "l'usinage des obus de 5" est au point, celui des 6" a démarré sur des chapeaux de roues avec un rendement de 143 pièces le premier jour, 183 le second jour et 253 obus en 9 heures de travail le 3e jour. Les prévisions de la Convention sont déjà dépassées et l'objectif attendu est la production de 300 obus en 11 heures de travail par jour !
L'atelier des 8" traîne davantage par suite de la carence d'ouvriers qualifiés dans ce calibre."
Le nombre de soldats-ouvriers recrutés pour Birtley-Elisabethville devient important. Le Ministre de
la Guerre prend ainsi la décision de les regrouper dans un détachement propre à l'entreprise sous la
dénomination : "Détachement des Ouvriers d'Artillerie de Birtley-Elisabethville",
en résumé le D.O.A.B.E., placé sous l'autorité du Capitaine commandant Léon
ALGRAIN, aidé des Lieutenants Raphaël GADEYNE et PIRON.
Si le statut de ces militaires est celui de soldats mis en congé sans solde, ces derniers n'en restent
pas moins soumis aux règlements de discipline et de juridiction de l'armée ainsi que le précise
clairement la lettre ministérielle du 14 octobre 1916. Ce détail prendra en
effet toute son importance lors de la rébellion qui éclatera à la fin de l'année 1916.
Le mois de novembre 1916 sera consacré au parachèvement de l'organisation de
l'usine. Le commandant DUPONT, détaché du Havre, aura la mission de s'entretenir avec
Mr Spicer sur quelques points essentiels et notamment:
Un rapport d'origine anglaise précise avec quelques détails l'effectif de l'usine en décembre 1916.
Le nombre total de belges engagés dans l'usine est 3.997 personnes réparties
comme suit :
o- 3.600 contrats pour l'usine, comprenant les inspecteurs, les commerçants, etc ..
o- 302 personnes s'occupant de l'entretien du village.
o- 95 secrétaires ou administratifs.
Parmi ceux-ci,
x- 3.521 sont des soldats dont 1140 ont été ramenés du front ou des lignes de communications.
x- 2.381 soldats (67.6%) sont proposés à la réforme de l'armée mais encore soumis à l'autorité
militaire et à sa juridiction.
x- 476 engagés sont des civils.
Quelques-uns sont mariés et accompagnés de leurs familles, d'autres mariés sont non-accompagnés
et finalement la grande majorité du personnel est célibataire. A cet effectif, il faut ajouter
environ 500 personnes, secrétaires, techniciens, employés anglais placés sous les ordres de
Mr Maurice S. GIBB. On peut trouver une estimation de l'évolution des effectifs
engagés à l'usine de Birtley dans une lettre confidentielle de H. Debauche adressée au Major
Theunis le 15 avril 1918 dans laquelle il propose les distinctions
honorifiques à octroyer aux cadres britanniques :
J'ai l'honneur de vous soumettre ci-dessous une liste de propositions qui me paraissent légitimées en ce que d'un côté elles répondent le mieux aux distinctions du Gouvernement anglais et, d'autre part, en ce qu'elles constituent un témoignage de reconnaissance envers des collaborateurs dévoués dont le rôle de chacun a largement contribué à la réalisation des gros salaires payés à tous les belges de Birtley. En effet, alors qu'en novembre 1916, les salaires de la quinzaine du 18 s'élevaient à £ 19149.5.5 pour 3.310 ouvriers, ils arrivaient à la date du 23 mars 1918 à £ 30765.16.9 pour 3.448 ouvriers et £ 37984.10.4 le 6 avril 1918
De ce texte, on peut remarquer que l'effectif était pratiquement atteint à la fin du mois de
novembre 1916 puisqu'il n'a augmenté, en 1 an et demi, que de 4,17 %. Par contre, ce propos
illustre à quel point la motivation des ouvriers percevant un pourcentage sur le nombre d'obus
validés par les autorités anglaises, était élevée. En effet, en moins d'un an et demi, l'analyse
de la masse salariale nous apprend que le salaire moyen de l'ouvrier était passé de 5.79 livres
à 8.92 livres, soit une augmentation de 54 % et que moins d'un mois plus tard, en
avril 1918, il était passé à 11.02 livres, soit une hausse de 24 %!
Le rapport du Commandant Alfred DUPONT, attaché au cabinet du Ministère de la guerre
au Havre, met en évidence les lacunes de l'organisation des services de police. Dès le premier décembre
1916, le commandant BLAISE s'inquiète du fait que les 24 gendarmes belges chargés de
la sécurité de l'usine et du village n'ont pas reçu, à l'instar des gendarmes britanniques,
l'autorisation de porter des armes. Après un échange de vue sur ce sujet avec Mr SPICER,
ce dernier émet l'hypothèse que ces gendarmes soient remplacés par des soldats d'active belges qui
pourraient éventuellement recevoir cette autorisation du Gouvernement britannique. Le commandant
BLAISE n'est pas partisan de soutenir ce point de vue considérant d'une part
qu'un soldat n'a ni la compétence ni la vocation d'exercer une activité de maintien de l'ordre
et que d'autre part on ne pourrait pas empêcher que s'installe à la longue un certain degré de
collusion entre les soldats-policiers et les soldats-ouvriers.
Le commandant ALGRAIN, chef militaire du village, invité à donner son avis sur
ce problème délicat propose que la sureté soit confiée à un corps de police anglais placé
intégralement sous son commandement et secondé dans cette tâche par les gendarmes belges notamment
dans les enquêtes, les interrogatoires et la surveillance des prévenus.
Dans une lettre adressée au commandant BLAISE datée du
16 décembre 1916 Hubert Debauche propose que la surveillance du poste soit
confiée à un détachement de gendarmes belges non armés mais qu'à la moindre alerte sérieuse et sous
sa responsabilité, il puisse compter sur un important renfort des corps de police anglais qui resteraient
dans ces cas sous l'autorité du Chief Constable de Durham, Mr MORANT. La discussion
en était à ce stade quand survint quelques jours plus tard un incident dont la gravité aurait pu
anéantir tous les efforts accomplis.
A la fin de l'année 1916, alors que tout semble normalement en place dans l'usine et que
l'activité ouvrière prend des allures de performances, éclate un mouvement de rébellion
contre la gendarmerie qui prend rapidement la tournure d'une émeute.
Plusieurs versions de cet événement ont circulé, variant vraisemblablement suivant les sources
qui le rapportent. Nous donnons ici la version telle qu'elle apparait dans les rapports très
circonstanciés qu'en donneront le directeur général, et les principaux antagonistes de cet
incident, écrits quelques jours après les faits..
A l'origine de ceux-ci, on se croirait dans la représentation d'une fable de la Fontaine :
en effet, trois condamnations à six jours d'arrêt avaient été prononcées à l'encontre de trois
ouvriers-soldats qui portaient des habits civils alors que, pendant les heures de service, ils
venaient réclamer un certificat à l'administration. Le règlement de l'armée, intransigeant par
nature, exigeait le port de l'uniforme pendant les heures de travail. Ils furent donc condamnés
à six jours d'arrêt. D'après les rapports, il semblerait que deux de ces soldats avaient été
libérés la veille et que le troisième le serait le lendemain, à l'expiration de sa peine.
Ce point ne semble pas être confirmé clairement par le capitaine Algrain. Quoi qu'il en soit,
la rumeur d'une action se concrétisa cette matinée du 21 décembre quand le directeur général
reçut l'information qu'un rassemblement des ouvriers était annoncé par voie d'affiche dans les
ateliers.
Chers amis,
Ce soir à 6 h 1/2 tous à la Gendarmerie pour délivrer
deux de nos camarades punis de six jours de cachot pour être sortis en civil.
N'y manquez pas!
Communiquez cet avis à vos amis ainsi qu'aux hommes de jour.
La contestation devait avoir lieu devant la gendarmerie lors de la pause de 18h 30 dans le but
d'obtenir la libération des condamnés. L'adjudant DRAGONNIER,
chef de poste à la gendarmerie ce jour-là, vit donc converger vers celle-ci une foule assez excitée
d'environ 2.000 personnes !
Prévoyant des incidents à cette occasion, avec l'assentiment du directeur général, le capitaine
ALGRAIN fit appel à Monsieur J.B. DOLPHIN afin d'obtenir un renfort de gendarmerie britannique.
Ce renfort, composé d'une vingtaine de policemen sous la conduite d'un officier, CARGATE, qui
se trouvait dans la gendarmerie à ce moment, ne voulut pas intervenir craignant de déclencher
un conflit généralisé. C'est alors que l'adjudant DRAGONNIER permit à ses hommes de s'armer et
que, devant les assauts répétés des manifestants et les projectiles de tout genre lancés dans
les fenêtres de la gendarmerie qui volèrent en éclat, il tira à travers elles deux coups de
révolver. Un de ceux-ci blessa légèrement un enfant à la cuisse, tandis qu'un maréchal des
logis appréhendait un meneur du premier rang et l'enfermait dans un cachot.Ces événements
envenimèrent la situation qui devint dès lors beaucoup plus menaçante.
Monsieur DOLPHIN parvint alors sur les lieux et fit sortir la gendarmerie anglaise, ce qui eut
l'effet d'apaiser quelque peu les manifestants. S'adressant à ceux-ci en flamand et en français,
il s'engagea à poursuivre une enquête approfondie sur les griefs exprimés par les manifestants
et permit à un des meneurs de récupérer son collègue enfermé. La foule commença alors à se calmer,
se dissipa peu à peu, et le travail put reprendre progressivement.
Bien évidemment, il y eut à la suite de cet incident, de nombreux rapports remis aux autorités
militaires et au Ministre de la guerre qui fut bien obligé de sanctionner le Capitaine
ALGRAIN afin que chacun puisse retrouver une certaine sérénité.
La démission présentée au capitaine Algrain en janvier 1917 fut pleine
de délicatesse ainsi que le rapporte la lettre ministérielle qui suivit cet incident.
Le Capitaine Algrain conserva aussi d'excellentes relations avec le
Directeur général ainsi que le montrent les nombreuses lettres qui se sont échangées pendant
plusieurs années après la guerre.
De l'enquête qui suivit ce grave incident, il apparait clairement que la cause principale de ce
mécontentement fut l'application stricte de la discipline militaire imposée à des soldats éprouvés
en voie de réforme alors que cette discipline n'était pas d'application chez les travailleurs
anglais œuvrant dans les usines de munitions. Trois éléments pénalisaient davantage encore ces
soldats: le port obligatoire de l'uniforme en dehors du village, l'interdiction d'accès aux bars
des environs et la présence de gendarmes. Les ouvriers contournaient les deux premiers points en
portant des habits civils lors de leurs sorties hors du site ce qui avait comme conséquence
directe un accroissement important de délits d'ivresse dans les bars environnants. Ils
reprochaient également à l'administration de ne leur fournir qu'un seul uniforme à porter en
toutes circonstances, tant au travail que lors de leurs sorties. Enfin, ils se plaignaient
également du peu d'établissements de divertissements mis à leur disposition à l'intérieur de la
colonie. En effet, ceux-ci se limitaient à une cantine dans le Dining Hall et à un Cinéma dans
les environs immédiats, au Birtley Hall. Ils souhaitaient également pouvoir développer sur le
site des activités culturelles telles que des dramatiques et des concerts de musique populaire et
symphonique.
Il fut donc programmé l'ouverture d'une seconde cantine dans le village et l'accès de quelques
clubs réservé aux belges dans les environs. Parmi les revendications formulées après cette enquête,
il fut convenu également qu'à défaut de permettre le port d'armes aux gendarmes belges, le
contingent serait doublé en nombre et passerait à 50 gendarmes.
Dès le mois de février 1917, l'outil semble enfin bien réglé et la production d'obus ne fait
qu'augmenter. On peut se demander ce qui a motivé ces soldats ouvriers à travailler avec autant
d'énergie, d'autant plus qu'il ne faut pas oublier que la majorité de ceux-ci étaient en fait,
pour les deux tiers d'entre eux, d'anciens blessés convalescents. Une partie seulement de la
réponse se trouve dans le type de contrat qui a présidé à leur engagement et dans, au delà d'un
certain quota de production, la participation aux bénéfices rétrocédés par le Gouvernement
anglais au Gouvernement belge et redistribués sous forme de primes au rendement. Les chiffres
donnés dans le rapport du Major Louis SNOECK au Ministre de la guerre sont assez éloquents et
mettent également l'accent sur l'utilisation importante de la main-d'œuvre féminine dans les
usines anglaises.
L'esprit d'équipe se développe à vive allure et de nombreuses associations à caractère social et
culturel éclosent assez naturellement sur le site. Le soldat ouvrier, après des heures de travail
exténuant, trouvait encore suffisamment d'énergie que pour consacrer ses heures de loisir à monter
des pièces de théatre, à jouer des comédies, à organiser des concerts de fanfare au début, et
d'orchestre symphonique ensuite, ou encore à développer des fêtes sportives.
Les horaires de travail prévoyaient 66 heures par semaine le jour et autant
chaque nuit réparties suivant un système de pauses :
o- le jour, de 6.30 H à 12.00 H et de 13.00 H à 18.30 H,
o- la nuit, de 18.30 H à 24.00 H et de 1.00 H à 6.30 heures.
Le contrat précisait également deux points importants :
o- Aucun supplément sur les heures ne sera accordé si l'ouvrier n'a pas fourni 53 heures
de travail au tarif ordinaire (sauf pour le travail de nuit).
o- Le prix d'une opération est le même de jour ou de nuit.
A ce rythme, on ne sera pas étonné de trouver un certain sentiment de fierté dans le libellé du
télégramme suivant que la Direction générale envoie au Ministre de la guerre, le 12 janvier 1918 :
Urgent.
Le 12 janvier 1918
Au Baron de Broqueville
Ministre Guerre Belgique
Socx près Bergues, Département du Nord. FRANCE.
Pour la première fois depuis leur création les usines de Birtley viennent de produire plus de vingt mille obus en une semaine au lieu de quatorze mille obus prévus à la Convention stop en vous présentant ce résultat qui j'en suis convaincu sera largement dépassé dans l'avenir grâce à l'endurance, à l'habileté et au patriotisme de nos ouvriers, je suis heureux de me faire auprès de vous l'interprète de la population pour vous exprimer son respectueux dévouement et toute sa reconnaissance.
Debauche
Directeur Général de la "National Projectile Factory" de Birtley.
C'est dans cette ambiance que débarque alors à Birtley-Elisabethville, le Major Hilone NOTERMAN,
chargé de remplacer à la Direction du Village le Capitaine Léon ALGRAIN rappelé en France.
Il restera à ce poste jusqu'à la fin de la guerre et fut généralement très apprécié par tous et
particulièrement par les autorités anglaises qui lui donneront à la fin de la guerre, la
distinction très honorifique d'officier de l'Ordre du British Empire.
L'activité des ateliers prit alors une vitesse de croisière impressionnante, et les résutats
furent très rapidemment remarqués par le premier Ministre britannique, Dr Christopher
ADDISON, qui en exprima son admiration dans une lettre adressée à Monsieur Maurice GIBB,
en mai 1917. Celui-ci en fit part au Directeur général, Hubert Debauche, qui ne manqua pas de la
transmettre au premier Ministre Belge, le baron Charles de BROQUEVILLE.
Ces lettres font allusion à la première Revue, Prologue, 2 Actes et 4 Tableaux, écrite par Raoul
BAILLEUX et jouée et chantée à Birtley-Elisabethville le 28 avril 1917
par la troupe "Comoedia". Ecrite en français, en wallon avec quelques strophes en flamand sous le
titre de "Faut pas s'en faire !", elle eut un tel succès que non seulement, la troupe
en donna plusieurs représentations, mais qu'elle fut également remarquablement traduite et publiée
en anglais par l'ingénieur John Byron DOLPHIN qui, ayant occupé pendant 11 années
avant la guerre le poste de vice-consul de l'Empire Britannique à Liège, avait une très bonne
connaissance du français et même du wallon liégeois.
Cet épisode caractéristique de la vie à Birtley montre à quel point les ouvriers s'étaient déjà
remarquablement organisés tant sur le plan du travail que sur le plan culturel, social et
associatif. Dans son livre intitulé "Nos hors combat" Camille FABRI
écrivait très justement en exergue de ce chapitre :
Tout bon citoyen belge fait partie au moins de trois sociétés !
et commençait son chapitre par les mots:
On sait, même en Grande Bretagne, que le belge est un fondateur de sociétés... Dans ce domaine le cumul n'est pas interdit ! Toutefois, les diverses associations d'Elisabethville ont un caractère tout spécial et une base commune : l'altruisme."
L'activité sociale et socio-culturelle se développa dans tous les domaines au point qu'à la fin
de l'année 1917 on annonça l'ouverture officielle d'un nouveau club qui
porta le nom de "Au Cheval Blanc". "Café, restaurant, buffet froid,
cramique à toute heure pour les familles,- BIRTLEY ECHO, 22 décembre 1917 - ce lieu
abritait aussi de nombreux cercles et l'orchestre symphonique lors de ses répétitions.
Cet aspect important et capital dans la vie de la colonie sera développé dans le chapitre suivant
traitant des associations.
La fin de l'année 1917 fut marquée par d'importants changements à la direction de l'usine.
En effet, le commandant Gaston BLAISE, qui fut le principal officier de liaison chargé des
relations du Ministère de la guerre, installé au Havre, avec la direction générale de la National
Projectile Factory de Birtley, annonça la fin de son mandat. On apprit plus tard que ce changement
impromptu avait été imposé par l'apparition de graves ennuis de santé chez cet officier remarquable.
Il fut, ainsi que l'annonça la lettre ministérielle suivante, remplacé par le Major THEUNIS,
officier tout aussi remarquable qui poursuivra jusqu'à la fin de l'entreprise, d'excellentes
relations avec la direction de l'usine.
Le vingt octobre 1917, une lettre de Mr Maurice GIBB
nous apprend que le seuil du millionième obus fabriqué dans les ateliers de Birtley avait été
atteint. Cette annonce déclencha bien évidemment une explosion de joie et une très grande fierté
dans toute la colonie. A titre d'information, les archives de la guerre 14-18 nous apprennent
qu'en 10 mois, à Verdun et sur la Somme, les alliés avaient tiré 43 millions d'obus, à la moyenne
de 144.000 obus par jour !
Durant toute l'année 1918, la production d'obus dépassa tous les objectifs fixés et la colonie
d'Elisabethville développa considérablement tous les services dont les bases avaient été fixées
en 1917. Cette performance fut soulignée en mars 1918 par une lettre de
Sir Winston CHURCHILL
qui, au retour du front, s'adressa en français à l'attention du Directeur général, Hubert Debauche,
par l'intermédiaire de Maurice Gibb.
Détail amusant : l'original de cette lettre, écrite en français à partir d'une machine à écrire à
typographie anglaise, est surchargée à l'encre et à la main de tous les accents, aigus, graves et
circonflexes!
En remettant l'original de cette lettre à Hubert Debauche, Monsieur Maurice GIBB lui annonce
l'intention de Sa Majesté le Roi George V de lui conférer la plus haute distinction honorifique
britannique, soit le titre de Commandeur de l'Ordre du British Empire.
Le 5 juin 1918, deux télégrammes confirment que le seuil du deuxième
millionième obus avait été franchi alors que la situation sur le front était encore loin d'être
maîtrisée ainsi que le fait remarquer la lettre de Mr G. SPICER.
Un rapport anglais signale qu'à la fin de la guerre la cartoucherie de Birtley avait produit
10.500.000 cartouches et qu'en même temps la National Projectile Factory avait atteint le quota
de 2.807.000 obus, tous types confondus. D'après différents recoupement, il semble que ces
chiffres soient très proches de la réalité. En effet, à la demande de Mr Willem, éditeur à
Bruxelles, chargé de rédiger un ouvrage sur le thème "La Belgique Active", Hubert Debauche a
écrit dans la note biographique qui lui était demandée:
... La National Projectile Factory de Birtley (Angleterre) créée exclusivement pour les besoins de la guerre ... disparut à l'armistice. Quoique cette fabrique de munitions n'ait pas vécu plus de 127 semaines, elle put cependant fabriquer 3.000.000 d'obus de cinq pouces, six pouces et huit pouces de diamètre pour l'artillerie lourde anglaise. Le personnel de la National Projectile Factory était de nationalité belge et comprenait 3.800 ouvriers et employés dont 70% étaient des soldats belges réformés pour blessures ou maladies. C'est ainsi que dans le Comté de Durham (Angleterre) , sur le territoire de la commune de Birtley, il exista pendant près de trois années de 1916 à 1918 un village belge du nom d'Elisabethville habité par le personnel de la N.P.F. et les femmes et les enfants belges réfugiés, soit une population dépassant le chiffre de 6.000 personnes, avec ses coutumes et usages nationaux, un bureau d'état civil, des écoles ainsi que des services de Poste, Hôpitaux et de Culte, entièrement belges.
C'est ainsi que le 15 août 1918 un reposoir en plein air fut dressé pour le St Sacrement et dans les rues de cette petite cité défila la procession de la très Sainte Vierge, peut-être la première procession en l'honneur de Notre Dame qui s'est déroulée publiquement en Angleterre depuis le règne d'Elisabeth. La population de ce village appartenant à toutes les classes de la société put vivre dignement de son travail sous la protection de la Grande Angleterre en attendant la libération de la Belgique..."
La fin de l'année 1918 fut très riche en événements, certains heureux, d'autres malheureux.
Ainsi, à la veille d'être honoré par le gouvernement belge et quelques jours avant la signature
de l'armistice, une lettre du major THEUNIS nous apprend le décès inopiné de
celui qui fut à la base de toute cette grandiose entreprise, Mr Graham P. SPICER.
Il fut quasiment foudroyé par la grippe espagnole qui fit tant de ravages en Europe.
Le post scriptum de la lettre du Major Theunis à Hubert Debauche, datée du 4
novembre 1918 :
J'apprends à l'instant une nouvelle qui me désole.
Notre ami Spicer vient de mourir emporté par la pneumonie grippale !
Dès le 9 novembre 1918, le ton de la colonie changea. Il y avait dans
l'air un très net pressentiment qui annonçait la signature d'un armistice et donc la fin prochaine
de la guerre. Ce sentiment devait être très vif puisque Monsieur GIBB,
représentant du Ministère des Munitions à Birtley ne manqua pas d'envoyer au directeur général le
télégramme suivant qu'il fit afficher à la pointeuse :
Dans le cas où l'armistice est signé, le Controler of Guns Ammunition comptera sur les Directeurs de tous les National Projectile Factories pour continuer la production sans arrêt.
Birtley, le 9 Novembre 1918.
L'humour n'avait en effet pas perdu ses droits à Birtley et quand la signature de l'armistice fut connue, des clameurs de joies, interminables et enthousiastes fusèrent de toute part. Toute l'activité s'arrêta brusquement et comme il faisait un temps splendide et un soleil radieux, il ne fallut pas beaucoup de temps pour que tout Birtley-Elisabethville s'endimanche, pavoise en sortant tous les drapeaux belges, anglais, français et tous les calicots bariolés disponibles. On entendit même, raconte C. Frabry dans son livre "Nos Hors Combat !", un polisseur liégeois, huilé à souhait, pousser des hurlements en proclamant : D'ji brais po qu'on m'ètinsse disk'à Lîdge (Je crie pour qu'on m'entende jusqu'à Liège !)
A partir de ce moment, commença une autre tâche, importante, délicate, essentielle aux yeux de la direction générale : la liquidation progressive, coordonnée de la colonie d'Elisabethville, en tenant compte d'une part du climat d'allégresse déclenché par l'arrêt de la guerre et d'autre part de l'état de délabrement dans lequel se trouvait la Belgique à la fin de ce conflit. Il restait encore plusieurs mois de travail pour réaliser complètement et correctement ce programme. Du côté belge, ce fut principalement la préoccupation du Major THEUNIS en relation avec Hubert DEBAUCHE à Birtley, secondés par le sergent-Major Georges PERBAL, le soldat Edmond RENSON et le Maréchal des Logis DEFORCE qui seront chargés de convoyer la petite centaine de caisses d'archives à Bruxelles. Celles-ci n'ont malheurerusement pas pu être retrouvées jusqu'à présent.